J’aime l’idée de Gustave Thibon que s’unir dans le mariage, consiste moins à se donner l’un à l’autre, qu’à se donner l’un et l’autre au même objet. Cela rappelle un peu les mots célèbres de l’auteur de « Terre des hommes » qui disait qu’aimer, c’est regarder dans la même direction, sauf que le philosophe ardéchois introduit, lui, la notion capitale de don qui définit si bien nos deux jeunes mariés. Ils se sont donnés l’un à l’autre, assurément, mais ils donnent aussi leur vie aujourd’hui pour les plus pauvres. Noblesse indéniable de leurs cœurs. Mon premier souvenir d’Alex remonte à 1998, alors que la fondation à Manille n’avait pas encore soufflé sa première bougie.
Avec Pascal Breton, une nuit, nous arpentions la métropole de Manille, accompagnés d’une éducatrice de rue et d’une assistante sociale, pour rejoindre les enfants délaissés dans les rues de la capitale. Tout à coup le petit bonhomme a surgi de nulle part, pieds-nus, maigrelet avec son petit gobelet en plastique pour quémander quelques piécettes. Avec son short sale et son polo déchiré, Alex aurait pu être la caricature du petit mendiant s’il n’avait pas arboré alors un sourire radieux qui jurait clairement avec le tableau d’ensemble.
Ce sourire – on le verra les années qui suivirent, – ne le quitta jamais.
Il fut sa force, le roc indestructible de sa résilience. Mais ce soir-là, sans quitter son expression rayonnante, Alex nous écouta religieusement lui proposer notre aide, lui parler de la fondation et de perspectives d’avenir plus heureuses, mais lui n’ouvrit pas la bouche. Il nous fixait du visage, probablement un peu méfiant, certainement dubitatif, mais ne prononça pas un seul mot. Nos questions restaient désespérément sans réponse. A tel point qu’au bout d’un long moment, nous en avons conclu qu’il n’était pas intéressé et avons pris congé de lui, impuissants.
Mais quelle ne fut pas notre surprise de le retrouver quelques minutes plus tard près de la camionnette, déterminé cette fois à rejoindre la fondation. Il avait pris sa décision, dans le silence de son cœur : Alex quittait la rue définitivement. Il avait neuf ans et venait de prendre l’une des décisions les plus importantes de sa vie. Plus de vingt ans après, c’est une autre décision majeure qu’il a prise : il dit son oui à Jicel avec le même sourire rayonnant.
Ce oui change lui aussi radicalement sa vie : il a pris la décision de construire sa propre famille.
L’oiseau s’est envolé. Mais Alex veut surtout combler les enfants qu’il aura, avec son épouse Jicel, de cet amour dont il a été privé, enfant. Indescriptible consolation. L’amour finit toujours par triompher.
Pere Matthieu Dauchez
